LA FIN DE LA MONDIALISATION ? Par Maria Negreponti-Delivanis 4/2015
LA FIN DE LA MONDIALISATION ?
Par Maria Negreponti-Delivanis 4/2015
Par Maria Negreponti-Delivanis 4/2015
Introduction
Dans les années 1980, le système économique international que l’on connaît sous le nom de « mondialisation » s’est imposé au monde entier. Ce sont les États-Unis qui l’ont choisi et lui ont donné son essor, mus par la crainte justifiée de perdre leur suprématie mondiale, et de voir le Japon ou l’Europe leur succéder. La libéralisation des échanges, combinée avec le libéralisme économique est le système sur lequel les États-Unis comptaient tirer avantage afin de s’assurer le maintien de leur leadership international. Le nouveau système international[1] a été accepté d'un bout à l'autre de la planète avec beaucoup d’enthousiasme, car il promettait de mettre fin aux crises, il promettait aussi d’augmenter la prospérité, le profit à tous les acteurs économiques dans le cadre de la libéralisation du commerce international et la possibilité à tous les habitants de la Terre de bénéficier des nouvelles technologies. Les quelques économistes qui ont exprimé des doutes, dès le début, sur l'impact de la mondialisation[2] étaient considérés comme peu orthodoxes, non progressifs, etc. Or, les effets négatifs de la mondialisation et l'échec de ses promesses initiales ont donné rétrospectivement raison aux sceptiques.
Dans les années 1980, le système économique international que l’on connaît sous le nom de « mondialisation » s’est imposé au monde entier. Ce sont les États-Unis qui l’ont choisi et lui ont donné son essor, mus par la crainte justifiée de perdre leur suprématie mondiale, et de voir le Japon ou l’Europe leur succéder. La libéralisation des échanges, combinée avec le libéralisme économique est le système sur lequel les États-Unis comptaient tirer avantage afin de s’assurer le maintien de leur leadership international. Le nouveau système international[1] a été accepté d'un bout à l'autre de la planète avec beaucoup d’enthousiasme, car il promettait de mettre fin aux crises, il promettait aussi d’augmenter la prospérité, le profit à tous les acteurs économiques dans le cadre de la libéralisation du commerce international et la possibilité à tous les habitants de la Terre de bénéficier des nouvelles technologies. Les quelques économistes qui ont exprimé des doutes, dès le début, sur l'impact de la mondialisation[2] étaient considérés comme peu orthodoxes, non progressifs, etc. Or, les effets négatifs de la mondialisation et l'échec de ses promesses initiales ont donné rétrospectivement raison aux sceptiques.
Lorsque la «
mondialisation » est apparue il y a environ quatre décennies, elle était
considérée comme un système nouveau, même s’il ne l’était pas. Au contraire,
parce que nous ne disposons que de deux cosmothéories internationales, celle de
la libéralisation du commerce et celle du protectionnisme, avec bien sûr une
infinité de combinaisons possibles entre elles, ces deux cosmothéories se
relaient tout au long de l'histoire du capitalisme, et qui plus est à
intervalles plus ou moins réguliers[3]. Selon
François Lenglet[4],
on observe au fil du temps un cycle répétitif, d'une durée d'environ 80 ans,
comprenant deux demi-cycles d'une quarantaine d’années chacun : celui du
protectionnisme et celui de la libéralisation du commerce international. Leur
rotation semble obéir à des événements combinés, comme les nouvelles
technologies, l'insatisfaction croissante face aux effets néfastes de chacun
des systèmes, le passage du capitalisme à un stade ultérieur de développement,
ou encore la prévalence des intérêts des États ou de puissants groupes sociaux
du devenir international. En plus de cela, une chose inquiétante est
qu’historiquement la phase de la mondialisation s’achève par une crise ou une
guerre, comme cela est arrivé en 1873 et 1929.
Depuis la prévalence de
la dernière mondialisation ‒ en cours ‒,
quatre décennies environ ont passé, autant que celles prévues[5] pour son
remplacement par le protectionnisme. Et au-delà de cette indication
chronologique il y a toute une série de signes annonciateurs de la fatigue de
la mondialisation et de l'avènement d’un autre régime international. On
pourrait certes facilement faire valoir que le ralentissement de la
mondialisation est dû à la deuxième grande crise économique qui a commencé en
2007 et n’est toujours pas finie, et qu’il s’agit donc d’un phénomène
cyclique et non structurel. Dans le même sens, on pourrait utiliser, pour
donner une autre interprétation à ce ralentissement de la mondialisation et de
la crise de la dette qui sévit en Europe et nécessite d’être combattu, le
problème de l'immigration, dont la solution réside dans une revalorisation des
frontières nationales. L'examen des signes qui annoncent le recul de la
mondialisation laisse supposer que la planète est sur le point de changer de
système, c’est-à-dire de passer au protectionnisme ou du moins à une
combinaison des deux systèmes, avec une part assez importante de
protectionnisme. Il est encore prématuré de prévoir avec certitude une telle
évolution, surtout parce que les classes sociales puissantes favorisées par la
mondialisation conçoivent celle-ci comme un système permanent et réagissent
face à tout changement susceptible de les mettre en danger.
Il faut bien souligner
le fait que ces deux systèmes sont dotés de caractéristiques positives mais
aussi négatives et qu’ils favorisent différents groupes sociaux lorsqu’ils sont
en vigueur. Et c’est justement une des raisons possibles au changement de
système. Plus précisément, la libéralisation du commerce coexiste avec le
néolibéralisme qui frôle souvent les limites du laisser-faire, laissez-passer.
Ce système est hostile au rôle interventionniste de l'État dans l'économie et à
l'État-providence. Par conséquent, le libre-échange, qui coexiste avec le
néolibéralisme, exprime et favorise chacun des puissants. Ces derniers semblent
convaincus que les faibles et ceux qui sont incapables de rivaliser et de
réussir cherchent à être protégés, expliquant ainsi que le protectionnisme nuit
au progrès. En cette période de mondialisation, l'importance des frontières
nationales s’amoindrit, de même que la souveraineté des gouvernements
nationaux, tandis que les inégalités de toutes sortes prennent de l’ampleur et
que la concurrence s’intensifie. Par ailleurs, dans le cadre de la
mondialisation, les préférences se tournent contre l'inflation et en faveur de
la stabilité monétaire restrictive, de sorte à assurer la circulation des
capitaux. Le système protectionniste, en revanche, s’accompagne de
l'intervention croissante de l'État et de l'État-providence, de la réduction
des inégalités et du renforcement de la position de la classe moyenne. Un
certain degré de maîtrise de l'inflation, ce qui aide à payer les dettes, ou
des déséquilibres dans les différentes balances y
sont tolérés. Au début de l’instauration de l’une ou de l’autre cosmothéorie,
les effets positifs l'emportent sur les négatifs, alors que c’est l'inverse qui
vaut vers la fin, lors de l’accélération du processus de succession.
Or, si nous sommes
effectivement entrés dans une phase de démondialisation, quelle définition
pourrions-nous lui donner ? Pour Frédéric Lordon[6], les
caractéristiques individuelles de la démondialisation sont diamétralement
opposées à celles de la mondialisation, si l’on suppose que la démondialisation
est une bonne chose. Voici donc la définition qu’il donne de la mondialisation
: « La concurrence non faussée entre économies à standards salariaux
abyssalement différents ; la menace permanente de délocalisation ; la
contrainte actionnariale exigeant des rentabilités financières sans limite ; le
développement chronique des ménages ». Et la définition négative de la
mondialisation qui est en même temps une définition positive de la
démondialisation, toujours selon Frédéric Lordon[7] : « Réduire
les flux des marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes
productifs [...], stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du
monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir
les populations et assureur la souveraineté alimentaire (...) ». Une
tentative différente pour définir la démondialisation vient de Walden
Bello[8]. Voici :
« Il s'agit de réorienter les économies, de la priorité à la production
pour l'exportation à celle pour la production destinée aux marchés locaux ».
Dans la première partie
de cet article, j’examinerai les signes qui vont dans le sens de l'avènement
d'une nouvelle ère sur la scène internationale, qui sera dominée par le
protectionnisme, dans la deuxième partie je traiterai les principales causes
probablement à l’origine de ce changement et enfin, dans la troisième partie,
je tenterai de dessiner les caractéristiques possibles du régime de protection.
I. Les
signes
Des signes
d’affaiblissement de la mondialisation s’observent dans de nombreux domaines.
Étant donné que durant cette dernière période de la libéralisation du commerce,
c’est l'économie financière qui a prévalu, je vais commencer par les
rebondissements qui en ont découlé, et qui sont vraiment impressionnants, et je
vais poursuivre avec d'autres signes qui témoignent également d’une tendance au
ralentissement du commerce international.
A. Restriction
des transactions financières
Les échanges de ce
type, qui ont marqué de leur empreinte l’actuelle mondialisation, s’élèvent
pour l'ensemble de la planète à 206 trillions[9] de dollars,
soit 355 % du PIB mondial d’avant la crise. Cette dimension incontrôlée de
l'économie virtuelle, qui évolue en parallèle vers l’économie réelle, affiche
dans toute son ampleur le fait que la valeur des transactions financières était
avant le début de la crise presque quatre fois plus élevée par rapport à la
création de richesse dans l’économie réelle. La baisse de cette forme de
transactions a été extrêmement forte après la
crise, puisqu’elle équivaut à environ 50 unités du PIB mondial. La chute du
flux des capitaux internationaux a également été vertigineuse, étant estimée à
environ 70 % depuis le début de la crise. De leur côté, les banques se sont
hâtées de restreindre les prêts internationaux de 3000 milliards de dollars par
rapport à avant le début de la crise. Encourager le retour des transactions à
l'intérieur des frontières nationales pourrait être interprété comme une
tentative, de la part des banques, visant à un plus grand degré de sécurité,
tendance qui a certainement été influencée par la crise, mais pas seulement.
Parallèlement, les contrôles sur le rendement du capital reviennent dans de
nombreuses économies, et il semble qu’entre-temps elles aient perdu leur
mauvaise réputation et soient de nouveau acceptées, sachant qu'elles ont besoin
d’un certain contrôle à leurs portes, afin d'éviter les investissements
étrangers indésirables[10]. Ainsi, le
flux total des capitaux, qui en 2007 approchait les 11 milliards de dollars, ne
dépassait guère un tiers de ce montant en 2012[11]. Pour l'UE
notamment, on estime qu’au milieu de 2013 son intégration financière est
retournée au niveau de 1999, soit avant l'adoption de la monnaie unique
européenne[12].
On se demande alors avec raison si cette augmentation de l'aversion envers la
prise de risques se poursuivra après la fin de la crise. On ne peut, pour
l’heure, répondre de manière absolue, mais on peut voir que dans le passé, le
renversement de l'ordre économique international était généralement dû à des
crises économiques et, par conséquent, il est fort probable que ce phénomène
demeure même après la crise. La tendance forte à la baisse des transactions
boursières concerne aussi les investissements directs étrangers qui se
restreignent avec la crise. Selon des
estimations[13],
les investissements directs étrangers pour les entreprises ont affiché une nouvelle
baisse de 15 % en 2012. Dans ce domaine, on observe que les économies
nationales sont de plus en plus réticentes à vendre leur richesse
publique.
B. La
stagnation dans le commerce international
La faillite de la
banque Lehman Brothers a porté un coup dur au commerce international, qui
malgré l'amélioration observée en 2009-2010, n'a jusqu’à ce jour pas réussi à
retrouver son niveau d'avant la crise. Plus précisément, le commerce
international a cessé de croître après 2011 et affiche une stagnation depuis
2014. À prix constants, pour la première fois depuis 1950, la croissance des
échanges internationaux est inférieure à celle du PIB mondial[14]. De toute
évidence, on peut dire que cette stagnation du commerce international est en
grande partie due à la conjoncture économique mondiale, ce qui commence à
inquiéter et laisse craindre la fin possible de la croissance, c’est-à-dire un
monde avec une croissance nulle[15]. Ces
inquiétudes sont également renforcées par le risque de déflation auquel est
déjà confrontée l'UE. En 2013, les échanges au sein de l'UE ont baissé de 5 %,
tandis qu’au niveau mondial, ils ont enregistré une baisse de 17 % par rapport
au rythme de croissance avant la crise. La déclaration de Pascal Lamy,
ex-directeur de l'Organisation Mondiale du Commerce, faite en avril 2013 à
Genève est significative : « La menace du protectionnisme est peut-être plus forte
qu’elle ne l’a jamais été depuis le début de la crise ».
Le ralentissement du commerce international, en pourcentage du PIB, semble plus
prononcé dans les économies émergentes, et cela parce que leurs exportations
ont été affectées par la baisse de la demande des économies avancées, à cause
de la crise, et que leurs importations sont plus sensibles en période de crise
que celles des économies avancées. Et puis, la mondialisation semble s’être
épuisée aussi parce que les taxes représentent, en moyenne au niveau mondial,
moins de 5 % de la valeur des importations et peuvent difficilement être
réduites davantage.
Mais plus que la
stagnation du commerce international, le ralentissement de la mondialisation
est confirmé par la nette tendance des économies nationales à conclure des
accords régionaux. Les États-Unis surtout limitent depuis quelque temps leur
activité dans les échanges mondiaux, et concluent des accords commerciaux avec
leurs alliés de prédilection, autrement dit l'ALÉNA, l'UE, l’Asie, le Japon, la
Corée du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Avec ces accords régionaux,
qui portent en fin de compte un coup dur à la mondialisation, les États-Unis
ont réussi à affaiblir les réactions des trois économies émergentes que sont la
Chine, l'Inde et le Brésil qui cherchent à sauver leurs propres intérêts
nationaux[16].
En effet, les économies émergentes, qui ont pris conscience de l’augmentation
de leur poids spécifique dans l'arène économique mondiale, unissent leurs
forces et se montrent de moins en moins disposées à accepter des accords
qu'elles jugent peut-être nuisibles à la poursuite de leur croissance rapide.
C’est pourquoi elles ont réagi à la volonté des pays avancés d'étendre la
libéralisation du commerce international aux services, aux investissements
étrangers et aux marchés du secteur public.
C. Relocalisation
des entreprises
La tendance au
rapatriement des entreprises dans leur lieu d’origine sera très probablement
reconnu, dans un proche avenir, comme le signe le plus important de la
démondialisation. Au point culminant de la libéralisation du commerce, le
phénomène qui dominait la planète était la délocalisation d'entreprises ou la
simple menace de déplacement du lieu d’implantation d'une partie ou de la
totalité d’une entreprise vers une économie émergente ou en développement.
Cette pratique généralisée a entraîné un nivèlement des salaires vers le bas,
et par voie de conséquence l’apparition d'inégalités incontrôlées. Déjà depuis
2013, avec en première ligne les États-Unis, on observe la tendance inverse,
timidement au début, à savoir le retour des entreprises à leur lieu d’origine.
Le déclenchement remarquable de cette tendance au retour vient d’Apple, qui a
réinstallé son usine de production d’ordinateurs au Texas. General Electric a
suivi en réinstallant aux États-Unis son unité de production de réfrigérateurs,
machines à laver et poêles portatifs. Plusieurs grandes multinationales telles
que Caterpillar, et ET Water Systems ont quitté la Chine et sont rentrées aux
États-Unis[17].
On estime[18]
que 37 % des entreprises dotées d’un chiffre d'affaires de plus d’un million de
dollars disent avoir l’intention de rapatrier une partie de la production de
leurs entreprises. Il ne fait aucun doute que la croissance significative de
l'emploi aux États-Unis s’explique par cette tendance des entreprises
américaines à rentrer chez elles. Cette même tendance au retour des entreprises
s’étend à l'Europe, avec un certain retard toutefois. Les interprétations de
cette évolution de la situation, dont les points communs à l'Amérique et à
l'Europe sont nombreux, penchent vers la restriction de la mondialisation. À
titre indicatif, on peut citer l'intérêt croissant que les consommateurs
américains mais aussi européens portent sur l'origine des biens qu’ils
acquièrent, semblant préférer de plus en plus leurs « propres »
produits. Ce nouvel élément, l’un des plus importants de l'anti-mondialisation,
s’interpréte comme une prise de conscience des maux causés par la
mondialisation, mais aussi par une plus grande attention accordée aujourd’hui à
la qualité des produits. Ayant joué un rôle significatif aussi dans le
rapatriement des entreprises, la limitation récente de l'écart du niveau des
salaires entre les pays émergents et en développement et les économies
avancées. En effet, en Chine, qui était la destination la plus importante de la
délocalisation, les salaires ont enregistré une hausse de 19 % par rapport à
2005. Et de l’autre côté, la politique d'austérité prolongée mise en œuvre dans
les économies avancées, en particulier dans l'UE, a contribué à y geler ou même
à baisser les salaires réels.
D.L'opinion
publique contre la mondialisation
Le déclenchement de la
crise a révélé un changement significatif de l'opinion publique envers la
libéralisation du commerce international, justifié par la prise de conscience
de ses conséquences néfastes. On estime que près de 65 % des Européens sont
favorables à une restriction du libre-échange, autrement dit à la
démondialisation. Cependant, le pourcentage le plus élevé des mécontents à
l’égard des résultats de la mondialisation se trouve aux États-Unis, où 71 %
des citoyens se disent préoccupés par la destruction des emplois à cause des
échanges commerciaux avec la Chine, et 78 % considèrent que la dépendance de
l’Amérique vis-à-vis de la Chine[19] est un
problème financier très sérieux. En revanche, 15 % seulement des grands chefs
d’entreprise américains déclarent être opposés à la mondialisation.
E. L'environnement,
signe annonciateur de la fin de la mondialisation
Il y a dans les
économies avancées et émergentes, le désir omniprésent de plus de sécurité et
de prendre moins de risques qu'auparavant. Satisfaire ces tendances demande une
restriction de la liberté absolue, et un retour de la régulation des marchés,
qui avait été supprimée sous la mondialisation. Cela nécessite de s’éloigner
des obsessions de la « main invisible » des classiques, qui sont censées
réguler le marché et en même temps de se concilier avec le besoin
d'intervention de l'État dans l'économie. Les frontières, qui avaient été en
fait abolies par la mondialisation sont de nouveau souhaitées puisqu’elles
garantissent une plus grande sécurité. La prise en charge irresponsable des
dettes est limitée, et un certain degré d'inflation contrôlée est toléré, ce
qui facilite le paiement des dettes accumulées sous la mondialisation.
II. Les
raisons de la démondialisation : les dégâts de la mondialisation
Si la démondialisation
a effectivement commencé, comme le montrent de nombreux signes tels que
mentionnés dans la partie I ci-dessus, il serait intéressant de savoir
quelles sont les causes spécifiques de ce retournement. S’agit-il de la théorie
développée par François Lenglet sur le cycle des 80 ans environ, avec les deux
demi-cycles, et selon laquelle nous sommes actuellement sur le point de changer
? Cette interprétation est fort probable, même si elle n’en exclut pas d'autres
plus partielles et complémentaires, comme notamment l’argument selon lequel le
changement de l'ordre économique international a lieu sous la pression des
effets négatifs de chacune des phases d'environ 40 ans, qui s’intensifient et
se multiplient à mesure qu'elle approche de la fin. À cet argument partiel, en
outre, on peut également ajouter la réaction exercée en faveur du renversement
par chacun des groupes sociaux contre lesquels se tourne le régime
international sur le point d’être renversé.
C’est sur ces pensées
que nous tenterons d’étudier les causes principales de la démondialisation.
Il est maintenant largement admis que la mondialisation a généré un certain nombre de conséquences négatives, et est revenue sur presque toutes les hypothèses initiales. Notamment :
Il est maintenant largement admis que la mondialisation a généré un certain nombre de conséquences négatives, et est revenue sur presque toutes les hypothèses initiales. Notamment :
A. L’approfondissement
des inégalités
La mondialisation s’est
avérée être un système qui favorise les forts et crée des inégalités abyssales
dans tous les domaines.
a) En termes de
répartition des revenus personnels, où le développement était exponentiel
depuis que la mondialisation et le néolibéralisme ont été imposés, les
habitants les plus riches de la planète qui représentent 1 % de la population
contrôlent environ 45 % de la richesse mondiale... et 50 % des habitants les
plus pauvres sont contraints de se partager 1 % de la richesse mondiale. On
prévoit qu’après la crise le taux de contrôle de l'élite mondiale augmentera
encore davantage.
b) La part du travail
et du capital dans le revenu national, telles qu'exprimées dans la fonction
Cobb-Douglas, était considérée comme stable et non changeante jusqu’aux années
1980, autrement dit jusqu’à l'avènement de la mondialisation, et l’évolution
qui l'accompagne. Selon les estimations du FMI[20], la part
des salaires dans les pays membres du G7 a chuté de 5,8 % dans la période 1983-2006,
plus précisément de 8,8 % dans les États membres de l'UE[21], et de 9,3
points en France. Cette chute verticale de la part du travail en faveur des
profits dans le PIB des économies avancées s’est accompagnée d’une vague de
réformes, qui a conduit à la restriction de la protection des travailleurs,
notamment au sein de l'UE et en particulier dans les économies endettés du sud
de l’Europe, de sorte que l'argument selon lequel le travail fait l’objet d’une
persécution[22]
n’a rien d’excessif.
Il est
juste d’interpréter l'exacerbation des inégalités dans la répartition
personnelle et fonctionnelle durant la phase de mondialisation, comme le
résultat de la libéralisation du commerce, qui comprend de nombreux aspects.
Cette interprétation qui veut que la tendance au nivellement des salaires vers
le bas est une conséquence de la libéralisation du commerce international et
des délocalisations d’entreprises est donc très forte, car elle met en
concurrence le niveau des salaires dans les pays avancés et dans les pays en
développement. Rappelons aussi le fait que la productivité tend à baisser en
raison de la substitution de l'emploi non spécialisé dans l'industrie déplacé
vers des pays émergents par des emplois dans le secteur des services, avec une
productivité plus faible. Or, dans le même temps un petit nombre d'emplois est
créé, avec une productivité très élevée et des salaires souvent astronomiques,
essentiellement dus à la séparation violente des économies virtuelle et réelle.
Ce sont les salaires des traders lesquels gèrent d'énormes sommes d'épargne qui
circulent sans aucun contrôle d'un bout à l'autre du monde, cherchant à faire
un maximum de profit, ce sont les salaires de ceux qui travaillent dans
l’internet ou dans le marketing moderne. Cependant, une seconde interprétation
refuse le fait que les inégalités résultent de la libéralisation du commerce,
et fournit des données d’où il semble ressortir que, aux États-Unis en
particulier, les transactions sont insuffisantes par rapport à la taille de
l'économie, et ne peuvent donc générer des inégalités d’une telle ampleur,
qu’il est plus correct d'attribuer aux nouvelles technologies[23]. Notons
également que la relocalisation d'entreprises a créé dans les économies
émergentes une classe moyenne montante qui se tourne contre les inégalités.
c) L'écart entre le
Nord et le Sud ne se limite plus, ces dernières années[24], aux
principaux indicateurs que sont la mortalité infantile, l'espérance de vie et
l'analphabétisme[25].
Et l'écart entre l'habitant moyen des pays riches et des pays pauvres se creuse
: en 1990, un Américain moyen était 38 fois plus riche qu'un habitant moyen de
la Tanzanie, et en 2007, la différence était de 61 fois[26]. Le
problème de l'aggravation des disparités, en particulier entre le Nord et le
Sud de l'Europe, est devenu incontrôlable et dangereux pour la l’avenir de
l'UE, sous l'effet combiné de la mondialisation et des différents traités de
l'UE[27].
B. Désactivation
du rôle redistributif de l'État
Ayant commencé aux
États-Unis, les réformes fiscales se sont par la suite élargies au reste du
monde avancé, réduisant considérablement le poids fiscal mais aussi le
potentiel redistributif de l'État et l'État-providence. Le creusement dangereux
des inégalités de distribution était inévitable[28]. La
mondialisation, combinée au libéralisme extrême, est hostile à l’imposition
puisqu’elle considère comme dangereux le rôle interventionniste de l'État dans
l'économie. Sous le règne de la mondialisation, les paradis fiscaux mais aussi
la corruption[29]
se sont développés dans une mesure incontrôlable. Les riches ont pu, avec une
grande facilité, transférer leurs biens dans des endroits peu ou pas imposés[30].
C. La
libéralisation du commerce ne profite pas à tous les acteurs économiques
Les résultats de la
mondialisation et même de l’actuelle ne permettent pas de vérifier le discours
tenu par la théorie dominante, à savoir que le libre-échange profite à tous. La
conjugaison de la libéralisation du commerce d’un libéralisme extrême a conduit
à l'obligation inconditionnelle pour les pays développés d’ouvrir leurs
frontières économiques au libre-échange, menacés, en cas de refus, de ne pas
recevoir d'aide. L'exemple le plus décevant nous est donné par l'Afrique
subsaharienne dont les exportations représentent environ 40 % de son PIB[31]. Or, 4 % à
peine du total des investissements directs étrangers, qui selon la théorie
dominante devraient se diriger vers les économies en développement, sont
attirés par elles. En effet, à l’exception de la Chine, les investissements
directs étrangers préfèrent les économies déjà avancées.
D.Les
crises sont devenues plus fréquentes
La mondialisation a
rendu les crises fréquentes, tant dans les pays avancés que dans les économies
émergentes, même si elle avait prédit leur fin grâce au fonctionnement de la «
nouvelle économie ». Ce sont pour l’essentiel des crises financières et
bancaires qui évoluent cependant souvent en crises systémiques ou en crises de
la dette, comme cela est arrivé avec la dernière en cours qui a commencé en
2007. En effet, dans les années 1990 les probabilités pour qu’une crise éclate
étaient dix fois plus fortes que dans les années 1970[32]. Non
seulement cela, mais on enregistre aussi un ralentissement durable de
l'Occident, qui donne lieu à des craintes raisonnables au sujet de la fin de la
croissance économique et de sa substitution par une stagnation à long terme[33]. Les
crises, avec la mondialisation, sont alimentées par le besoin de liberté des
mouvements de capitaux[34].
L’ignorance du risque est générale et pousse les actteurs économiques à des comportements extrêmes, et au surendettement
des secteurs public et privé. Les déséquilibres de toutes sortes s’accumulent
ainsi sous le règne de la mondialisation.
Les effets négatifs graves et nombreux de la mondialisation dont il a été question ci-dessus sont significatifs et peuvent en justifier le renversement, avec d'autres interprétations déjà mentionnées plus haut.
Les effets négatifs graves et nombreux de la mondialisation dont il a été question ci-dessus sont significatifs et peuvent en justifier le renversement, avec d'autres interprétations déjà mentionnées plus haut.
La mondialisation en
cours a progressivement inclus dans ses objectifs et son mode de fonctionnement
des éléments hétéroclites, qui ne servent pas les intérêts de la totalité, mais
les intérêts particuliers de puissants groupes sociaux. Et ces données,
d'ailleurs, n’avaient aucun rapport avec son contenu et avec sa définition
générale qui est la libre circulation, sans aucune entrave, des biens et
services.
Ces données proviennent
du mariage de la mondialisation avec l’ultralibéralisme. À titre strictement
indicatif, citons la déification de la compétitivité, qui équivaut à
minimiser la rémunération du travail, et justifie donc les licenciements
massifs, les privatisations hâtives et l'affaiblissement de l'État-providence[36]. Et la
croyance au fait que « les marchés s’autorégulent tant au niveau national qu’international » est
un mythe. Et pour ne mentionner qu’un seul des ouvrages en plusieurs tomes
d’avant les années 1970 portant sur la libéralisation des marchés :
« …elle mène au chaos, accumule les inégalités et détruit la cohésion
sociale, et ceci dans tous les pays et au cours de toutes les époques où on
l’avait tentée »[37].
III.
L'anticipation des
caractéristiques du nouveau régime économique international –
Le protectionnisme p. 212
Le renversement d'un
système international qui semble avoir atteint ses limites est inévitable. Les
systèmes changent en raison des abus et des excès dans lesquels ils s’engagent
vers la fin de leur règne, intensifiant le mécontentement et les réactions de
ceux qui les subissent. La progression du cycle, éternel dans le temps, assure la
succession ininterrompue de la mondialisation et du protectionnisme qui, bien
qu’évoluant chacun toujours dans une même direction dominante, s’enrichissent
de quelques aspects supplémentaires à chacun de leur passage. Et je me demande
maintenant si un système économique international est en route pour éliminer la
mondialisation ou du moins pour en limiter de façon significative la portée et
l'intensité ? Et si c’est le cas, quel sera-t-il, quelles en seront les
caractéristiques essentielles et, plus important encore, ce système sera-t-il
meilleur que le précédent ? Quels en seront les avantages et les inconvénients
? Notons tout d'abord que les deux systèmes disponibles présentent des
avantages et des inconvénients, et c’est la raison pour laquelle cette combinaison
est toujours préférable à une application unilatérale et absolue. Au début de
la prédominance de l'une ou l'autre, l’attention se porte en général seulement
sur ses points forts, alors que les inconvénients sont en quelque sorte
négligés. Et à la fin de son règne, c’est exactement le contraire qui se passe.
Une question qui
revient souvent à propos de ces deux systèmes financiers internationaux, est
lequel des deux, en fonction de leur histoire, enregistre les meilleurs
résultats pour l’économie et les citoyens. Bien que le protectionnisme se
montre parmi les systèmes puissants de la planète comme le plus approprié pour
les faibles, pour ceux qui ne peuvent pas supporter la concurrence ou sont même
presque en retard, il s’avère que son temps est plus long par rapport à celui
du libre-échange, mais qu’il enregistre en plus un effet positif sur le
développement. Toutefois, le système protectionniste provoque la peur et
souvent l'hystérie et ses inconvénients sont souvent soulignés d’une manière
excessive. Cette attitude peut s’expliquer par le fait que durant les 100
dernières années, la libéralisation essentiellement des échanges financiers
favorise la plupart des multinationales et des banquiers, qui ne veulent pour
rien au monde perdre leurs privilèges[38]. Le point
de vue de Larry Summers est particulièrement[39]
instructif, à propos de ces « élites sans patrie qui ont fait allégeance à la
mondialisation économique et à leur propre prospérité, plutôt qu’aux intérêts
de la nation où elles vivent ». En général, on peut affirmer
que le choix entre ces deux systèmes est, d'abord et avant tout, une question
de phase de développement. Le conseil de Friedrich List, en 1840[40], à propos
de la nécessité de prendre des mesures de protection dans les économies en
développement jusqu'à ce qu'elles soient formées et prêtes à affronter la
concurrence internationale, surtout de l'industrie, est encore valable
aujourd'hui. Toujours selon List, les mesures de protection visent à préparer
les jeunes économies à la concurrence internationale, et en ce sens, elles
doivent avoir une portée limitée et être temporaires[41]. Et
justement, le risque pour les économies en développement était que la dernière
mondialisation n'a pas respecté leur besoin de protectionnisme qui devait les
préparer à s’exposer à la concurrence internationale, et les a au contraire
forcées à ouvrir leurs frontières sans conditions. Le principal moyen
protectionniste est l'imposition dans le but généralement de protéger la
production nationale et l'emploi local. Une mesure protectionniste est aussi la
réduction délibérée de la production de certains produits, principalement
agricoles, afin de ne pas en réduire le prix sur le marché mondial[42]. Certes,
le fait que si les mesures de protection vont finalement bénéficier ou non à
l'économie qui les adopte dépend de quantité de données, ce qui fait que chaque
cas est différent. Cependant, le fait que des économies se tournent vers le
protectionnisme s’explique dans une certaine mesure, et presque toujours, par
la fatigue des citoyens après qu’ils ont connu la brutalité de la
mondialisation. Et leur fort désir d’un plus grand degré de protection leur
fait ignorer, ne serait-ce que temporairement, les inconvénients du
protectionnisme. C’est justement parce que les deux systèmes internationaux
disponibles présentent des inconvénients et des avantages que le degré et la
combinaison qui ne peuvent être prédits et que le meilleur choix, dans ces
circonstances, est de tenter de les mettre en œuvre simultanément.
Conclusion
La mondialisation semble avoir atteint ses limites, et son avenir se heurte au fait qu'il n'y a pas de force internationale apte à la coordonner. En effet, depuis le début, les États-Unis ne sont pas prêts à assumer le rôle qu’avait joué la Grande-Bretagne dans la phase précédente de la libéralisation du commerce, tandis que la Chine, qui pourrait théoriquement le faire n’est pas encore prête à jouer un rôle international aussi important.
À la question initiale
maintenant, qui est de savoir si nous sommes face à une évolution spontanée ou
provoquée de cette démondialisation, la réponse qui me semble la plus correcte,
est qu’elle est une conséquence des deux à la fois. En outre, si nous sommes
effectivement sur le point d'adopter un régime protectionniste, à un degré plus
évident et officiel que celui qui est en vigueur, je pense que cela sera
bénéfique pour l'humanité, dont les multiples malheurs causés par la
mondialisation doivent être pris en compte et traités autant que possible.
[1]Il ne s’agit pas vraiment d’un nouveau
système international, mais plutôt d’un système qui se répète à longs
intervalles, et auquel a été donnée une autre appellation, la
« mondialisation », qui ne figurait alors même pas dans les
dictionnaires.
[2] Maria Negreponti-Delivanis, La
mondialisation conspiratrice, CEDIMES, éd. L’Harmattan, Paris 2002, en guise
de préface.
[3] François Lenglet, La fin de la mondialisation, Librairie
Arthème Fayard/Pluriel 2014, Chapitre 5-L’éternel retour.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem.
[6] “Frédéric Lordon et la démondialisation”,
22 août 2013-par franco07.
[11] Ibidem.
[12] François Lenglet, op.cit., p.
18.
[13] Cabinet de consultants McKinsey.
[15] Patrick Artus et Marie-Paule
Virard, Croissance Zéro, Fayard 2015.
[17] François Lenglet, op.cit., p.
26 et suivantes.
[18] Étude du Boston Consulting Group.
[19] Jessica Tuchman Matews, Andrew
Kohut et Stapleton Roy “US Public, Experts Differ on China Policies”, Pew
Research Center-septembre 2012.
[20] Mars 2008.
[21] Commission Européenne.
[22] Maria Negreponti-Delivanis, Réformes, la decimation des travailleurs
en Europe, Fond. Delivanis et éd. Livanis, 2007.
[23] Daniel Cohen, Richesse du monde,
pauvreté des nations, Flammarion 1997.
[24] World of Work Report - TWN
Info Service on Finance and Development (oct.08/06), 23 octobre 2008, third
World Network-Labour: income inequality
expected to rise to financial crises, Published in SUNS#6571, 20 octobre 2008.
[25] PNUD.
[26] Ibidem.
[27] Maria Negreponti-Delivanis, « La fin
de l’euro : le nord de l’Europe
contre son sud », Cahier CEDIMES,
no. 1, 2013.
[28] Paul Krugman - conférence de presse
à la Revue Alternatives
Economiques, octobre 2008.
[29] Maria Negreponti-Delivanis, La
crise meurtière, Fond. Delivanis et éd. Livanis, 2010 (en grec et en
anglais en livre numérique, Amazon), p. 89 et suivantes.
[31] Organisation Mondiale du Commerce.
[32] World of Work Report, op.cit.
[33] Patrik Artus et Marie-Paule Virard,
Croissance zéro, op.cit.
[34] Paul de Cauwe et Yuemei Ji “Panic
driven austerity in the Eurozone and its implications”, 21 février 2013, publié
par voxeu.org: http//www.voxeu.org/article/panic-driven-austerity-eurozone-and-its-imlications
[35] Maria Negreponti-Delivanis, Mondialisation
Conspiratrice, CEDIMES,, Éd. L’Harmattan, Paris 2002, Chap. III.
[36] Ibidem, p. 215.
[37] J. Gray, Faulse Down, Granta Publication, Londres, 1998, p.18.
[38] François Lenglet, op.cit.,
p. 212.
[40] Système national d’économie
politique, en tradution française, 2e
édition Capelle, Paris, 1957.
[41] Maurice Byé, Gérard Destanne de Bernis, Relations économiques
internationales, Dalloz, 5ième édition, p. 1260.
[42] Mesure largement appliquée par l’UE dans
le secteur primaire.
LA FIN DE LA MONDIALISATION ? Par Maria Negreponti-Delivanis 4/2015
Reviewed by Μαρία Νεγρεπόντη - Δελιβάνη
on
Δεκεμβρίου 27, 2017
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