MONDIALISATION, ELARGISSEMENT ET DELOCALISATION DES ENTREPRISES Maria Negreponti-Delivanis 5/2005 Croatie
MONDIALISATION, ELARGISSEMENT ET DELOCALISATION
DES ENTREPRISES
Maria Negreponti-Delivanis 5/2005
Introduction
Dans ce rapport, je vais essayer de mettre en évidence un problème complexe qui risque non seulement de contrarier sérieusement les relations entre la «vieille» et la «nouvelle» Europe , mais qui pourrait bien être le début de la fin de la mondialisation. Il s’agit du phénomène des délocalisations d'entreprises des pays industrialisés vers les PVD, y compris vers les pays de l’Europe de l’Est. Cette vague, qui a commencé au début des années ’90, n’a pourtant pas immédiatement retenu l’attention des dirigeants qui pendant longtemps ont redouté l'arrivée de millions d'émigrés en provenance de l'Europe de l'Est et de ses conséquences, crainte qui, en fin de compte, s'est avérée non justifiée (The Economist 1.5.2004). Bien que le flux des émigrés de l’Est ait été largement contrôlé grâce à des mesures restrictives imposées par l’Europe des 15, mais aussi par un manque d’enthousiasme des ressortissants de l'Est, l’Union Européenne (UE) a brusquement été confrontée à un problème imprévu: la délocalisation des entreprises qui commençait à prendre des proportions inquiétantes . En effet, on constate d'ores et déjà un transfert considérable d’activités de la «vieille» Europe vers les 8 nouveaux pays membres de l'Est, estimé à approximativement 100 milliards d’euros (To Vima 2.5.2004).
Il paraît que le phénomène de la délocalisation, nouveau dans sa forme actuelle et qu'on ne peut appréhender que par tâtonnements, est une des conséquences de la mondialisation qui atteint un stade d’évolution plus avancé en mûrissant.
Les problèmes énormes qui résultent de ces délocalisations - et je crains qu'ils ne soient insolubles - sont une preuve supplémentaire des risques graves encourus par les économies développées et moins développées dès lors qu’elles doivent coexister dans une même union économique. Il paraît donc qu’un nouvel ordre économique international est en train de se mettre en place; mais il se heurte à une impasse et son fonctionnement ne peut en aucune façon se référer à la théorie dominante. Je pense, entre autres, à la rupture complète entre :
• coûts de production et prix de vente des produits des entreprises délocalisées,
• productivité des travailleurs et niveau des salaires,
• profit et coût du travail,
• offre et demande,
• la quantité de monnaie nécessaire pour le fonctionnement normal de l’économie etc.
On peut se faire une idée de ce désordre globalisé en regardant certains résultats, à première vue incroyables, d’une étude récente (Oxfam 2004) : un travailleur dans la transnationale Puma, qui a été en partie transférée au Cambodge, touche 1500 $ par an; le ratio entre ce coût du travail et le profit de l’entreprise est de 0,0009% . On peut mesurer l’ampleur des dégâts provoqués par ces délocalisations en regardant les produits de marque. Il est, en effet, très difficile de les vendre sur place, du moins en quantités significatives. Mais il n’est pas certain non plus qu'ils puissent être absorbés par les pays développés où les délocalisations sont une des raisons du chômage en constante augmentation. Il va sans dire que ces anomalies sont à attribuer à la nature absurde de la mondialisation actuelle, qui prône à la fois la maximisation du profit et la minimisation du salaire.
Par ailleurs, on reconnaît généralement que les 8 ex-pays socialistes, nouveaux membres de l'U.E., ont été acceptés non pas parce qu’ils remplissaient les critères de Maastricht, mais parce que la «vieille» Europe estimait que leur entrée lui convenait. Il va donc sans dire que leur convergence, non seulement monétaire mais également réelle, est capitale pour les pays de la «vieille» Europe qui ont versé des sommes considérables pour leur restructuration dans l’espoir de pouvoir augmenter leurs exportations vers ces destinations au fur et à mesure que le revenu par tête y augmenterait. Un des moyens pour y parvenir, peut-être le plus efficace si l’on se base sur l’expérience récente de l’Irlande, est d’investir. Ainsi, la «nouvelle» Europe se donne beaucoup de mal pour attirer des IDE , tout en essayant de mettre en valeur ses avantages comparatifs, et plus particulièrement deux d'entre eux: un niveau de salaires infiniment moins élevé que dans la plupart des économies des 15, et l'impôt sur les sociétés, également très bas et souvent inexistant.
Avec l’élargissement de l’U.E. et la proximité géographique des nouveaux membres, le problème de la délocalisation a brusquement surgi au sein même de l'Europe. Il s’agit, en effet, d'une tendance plutôt récente et sans doute amplifiée par l’élargissement, qui conduit pas mal d’entreprises, surtout d’origine européenne, à délocaliser une partie de leurs activités vers les pays de la «nouvelle» Europe, qui se substitue ainsi à l'Asie. Mais alors que la délocalisation des entreprises vers l’Asie était considérée comme une fatalité, la délocalisation vers l'Est coupe l'Union européenne en deux, menace sa cohésion et met en danger sa survie. Déjà, 12 pays sur les 15 de l'ancienne Europe ne sont plus convaincus que la participation à l’UE présente des avantages; en moyenne, seulement 46% des habitants adhèrent encore à l'idée européenne . Et en fin de compte, les délocalisations menacent aussi la «mondialisation», puisque pour la première fois, leurs conséquences touchent directement les économies puissantes.
J’aborderai cet immense problème de la délocalisation - qui pourrait bien devenir le problème N° 1 non seulement en Europe, mais aussi dans le monde entier - dans trois paragraphes : dans le premier, j'examinerai la nature des liens entre la «vieille» et la «nouvelle» Europe; le second sera consacré à quelques-unes des caractéristiques du nouvel ordre économique international et dans le troisième, je me livrerai à des prévisions, tout en essayant de trouver des solutions à cette impasse, avant de tirer quelques brèves conclusions.
I. «Vieille» et «nouvelle» Europe : partenaires ou adversaires ?
Quelle question ridicule, disait-t-on il y a encore peu de temps. Bien sûr qu’elles sont partenaires dans l’UE.
Pourtant, à l'heure actuelle, les deux parties ne sont plus aussi affirmatifs et ceci pour de nombreuses raisons économiques, mais aussi politiques. Bref, il n’y a guère de certitude en ce qui concerne le caractère réel des relations entre anciens et nouveaux pays membres : partenaires de certains points de vue, ils sont aussi des concurrents acharnés.
A. Des partenaires
Pour l’Europe des 15, les avantages escomptés de l’élargissement étaient liés au fait qu’il s’agissait, dans l’ensemble, de petits pays dont la croissance et, par conséquent, le marché promettaient d'augmenter plus rapidement que dans l’Europe des 15. En effet, à la suite d’ajustements statistiques pour tenir compte des différences de salaire, il s'est avéré que les travailleurs de la «nouvelle» Europe sont deux fois plus productifs que ceux de la zone euro (cf. Tableau 1).
Tableau 1: La productivité anime la croissance (prévisions 2004)
PIB (réel) Productivité
(augmentation en % par rapport à l'année précédente)
___________________________________________________________________________________________________
Europe Centrale * 4,4 9,5 **
Zone Euro 1,5 2,8
Etats-Unis 4,9 4,0
__________________________________________________________________________________________________
* Pologne, Hongrie, République Tchèque et Slovaquie comprises
** hors Slovaquie
Source: J.P. Morgan Chase & Co
Les différences, dues essentiellement au flux des IDE vers les pays de l’Europe de l’Est et, dans leur sillage, les nouvelles technologies, mais aussi aux impôts peu élevés sur les sociétés, promettent de réduire progressivement l'écart qui existe entre la productivité globale des salariés de la «vieille» et de la «nouvelle» Europe.
Une autre raison, plus spécifique, rend les nouveaux membres intéressants aux yeux des 15: grâce à eux, ils espèrent pouvoir s'assurer à terme une demande effective élevée pour leurs produits de haute technologie. En effet, une saturation relative pour ces produits commence à se faire sentir dans les économies développées, saturation pourtant peu visible en raison de l’accroissement de la demande en provenance des économies émergentes. Selon les prévisions de IDC , les ventes d'ordinateurs aux Etats-Unis vont augmenter à un rythme annuel de 6% d’ici à 2008, alors que dans les économies émergentes l'augmentation prévue est de 11% (Business Week 27. 9.2004).
Il s’avère donc que la «vieille» Europe a tout intérêt à ce que les nouveaux membres deviennent rapidement compétitifs sur le plan international, et c’est pourquoi elle verse d'importantes sommes pour leur restructuration; sans quoi il serait difficile, voire impossible, de justifier l’admission récente des 10 nouveaux membres au regard des seuls critères économiques (Baldwin, 1994). Mais malheureusement, la «vieille» Europe empêche les pays de l’Europe de l’Est de mettre en valeur leurs quelques avantages comparatifs et ainsi de créer les conditions nécessaires pour attirer des IDE.
Comme je l'ai déjà mentionné, les avantages comparatifs des économies émergentes de l’Europe de l'Est consistent principalement en un niveau des salaires sensiblement plus bas que dans les économies de la «vieille» Europe et des impôts sur les sociétés également très bas, voire inexistants. Selon la Fédération Allemande des Chambres de Commerce, le salaire moyen dans les 8 pays de l'Est récemment intégrés dans l'UE représente 1/10 du salaire allemand correspondant. En Pologne, par exemple, le salaire mensuel dans l’industrie est de l'ordre de 100-150 dollars, alors qu’en Allemagne, le coût du travail est de 31,84 $/heure (Business Week 3.3.2004). En se référant au tableau 2, on constate les différences notables au niveau des impôts sur les sociétés qui existent entre la «vieille» et la «nouvelle» Europe.
Tableau 2. Les impôts sur les sociétés en Europe
Pays Taux d'imposition des profits
_________________________________________________________________________________________________
Allemagne 38.3 %
France 34.3
G.B. 30.0
Portugal 27.5
Pologne 19.0
Hongrie 16.0
Irlande 12.5
Estonie 0
__________________________________________________________________________________________________
Source : KPMG, statistiques nationales des finances publiques
B. Des adversaires
Mais malheureusement, les deux Europe sont aussi des adversaires, fait brusquement révélé lors de la guerre contre l'Iraq. Il est, en effet, inconcevable que les membres ou les candidats à l’adhésion apparaissent divisés sur la scène internationale, surtout pendant des périodes de crise.
Pourtant, il faut reconnaître que cette fracture au sein de l’Europe, mise en évidence à l’occasion d’une affaire apparemment politique, existe en réalité depuis longtemps dans des domaines purement économiques. Je pense au comportement souvent choquant de la «vieille» Europe vis-à-vis de la «nouvelle» en ce qui concerne l’application de la PAC dans l’Europe de l’Est, les restrictions qui frappent la libre circulation des travailleurs, les discussions interminables sur l'allocation des sommes destinées à la restructuration, etc. Il faut, par ailleurs, souligner que le «coût de l’adhésion » a été énorme et continue de l’être, car les nouveaux membres sont obligés de remplir les critères du Traité de Maastricht, alors même que celui-ci a été suspendu par les deux grandes puissances européennes, l’Allemagne et la France (Negreponti-Delivanis 2004). Mais ce qui inquiète la «vieille» Europe et a provoqué certaines de ses réactions inattendues, c'est la délocalisation des entreprises, dès qu’on s'est aperçu qu'elle favorisait les pays de l’Europe de l’Est aux dépens de l’Europe occidentale. Disons-le tout de suite : il s’agit d’une crise sévère au sein de l’Europe, pour laquelle aucune solution ne semble en vue, du moins pour l'instant et dans le cadre de la mondialisation. Car la croissance rapide dans les nouveaux pays membres, vivement souhaitée par les 15 qui semblaient prêts à tous les sacrifices, se heurte déjà à une impasse. Si la «vieille» Europe continue à souhaiter une convergence rapide des nouveaux membres, elle ne la veut pas à ses dépens: pas au prix d'une augmentation du chômage et pas au prix d’une «nouvelle» Europe qui deviendrait une menace pour l'ancienne.
Cependant, cette situation à haut risque pour la cohésion européenne n'est pas le résultat d’un complot ou même d’un plan quelconque dressé par les nouveaux membres contre les 15, mais tout simplement la conséquence de la mondialisation dans sa forme actuelle, doublée d'un libéralisme extrême et, bien entendu, de l'absence de l'Etat dans la gestion des économies nationales.
II. Le nouvel ordre économique européen - international
En somme, la délocalisation modifie tout de fond en comble, en modifiant les règles qui régissent les relations de travail; aucune des théories dominantes n’est plus en mesure de les expliquer et les nouvelles règles ont fini par gommer l'antagonisme traditionnel entre travail et capital.
A. La nature du problème
a) Les entreprises délocalisent vers les pays de l’Europe de l’Est
L’histoire pénible de la délocalisation peut se résumer très sommairement et jusqu'ici de la façon suivante:
• Siemens transfère 10.000 à 15.000 emplois vers la Hongrie et dans d’autres pays de l’Europe de l’Est ( Journal Eleftherotypia 2.5.2005). Rappelons que Siemens a déjà supprimé 73.000 emplois en Europe.
• Volkswagen produit d'ores et déjà 13% de ses voitures en Europe de l’Est (Journal Eleftherotypia, 2.5.2005),
• Samsung quitte Barcelone pour s’installer en Slovaquie (Journal Eleftherotypia 2.5.2005),
• Clarks, la grande usine de fabrication de chaussures, quitte le Portugal pour s’installer en Roumanie (Journal Eleftherotypia 2.5.2005),
• Bosch emploie déjà 7.400 salariés en République Tchèque (The Economist 31. 7. 2004),
• Lufthansa a également commencé à transférer une partie de ses services vers l’Europe de l’Est (Journal Eleftherotypia 2.5.2005)
• General Motors a tout récemment annoncé une réduction de 20% de ses effectifs en Europe occidentale (International Herald Tribune 15. 10.2004).
D’après la Chambre de Commerce allemande, à peu près ¼ des 10.000 entreprises industrielles envisagent de délocaliser une partie de leurs activités vers des pays émergents (The Economist 24. 7. 2004 ).
Deloitte Research prévoit que d’ici à 2008, 800.000 emplois dans les secteurs de la haute technologie et des services vont quitter la «vieille» Europe pour s’installer dans des économies émergentes (Business Week 19.4.2004). En même temps, le taux de chômage dans l'Union européenne continue à osciller autour de 9%.
b) Les salariés les implorent de rester
Au-delà des délocalisations déjà réalisées, il faut tenir compte des intentions de délocaliser: les employeurs en informent leurs salariés et ces derniers, menacés d'un chômage certain, sont privés de l’ensemble de leurs moyens traditionnels de lutte. Décider de faire grève ? À quoi bon, puisque l’employeur ne paraît pas disposé à discuter; il fait tout simplement savoir qu’il s’en va. Demander le soutien de l’Etat ? Mais l’Etat moderne est de moins en moins présent, soit parce qu'il a accepté de subordonner ses instruments de pilotage économique aux pouvoirs de l’Europe, soit - ce qui revient au même - parce qu'il est conscient d'évoluer dans une économie mondialisée. Il accepte ainsi tacitement que le marché est parfait, mais aussi qu’il est beaucoup plus difficile de corriger les dysfonctionnements de l’économie internationale que ceux de l'économie nationale. Se tourner vers les syndicats ? Mais pourquoi faire, puisqu' au cours des deux dernières décennies , leurs effectifs ont sensiblement diminué, ce qui a entraîné leur impuissance et leur incapacité de réagir contre cette fatalité accablante. On revient ainsi aux conditions de l’atomicité du marché du travail des années ‘50 !
Le désespoir fait naître des attitudes jusqu’ici inimaginables de la part des salariés face à l'entreprise. Ils implorent littéralement leurs employeurs de ne pas quitter le pays, de bien vouloir rester sur place et acceptent en contrepartie de travailler davantage et d'être moins payés. Et le Chancelier allemand, M. Schröder, s’est empressé de qualifier cette attitude des ouvriers de "victoire du sens commun" (The Economist 31.7.004). Voici un échantillon du contenu de cette "victoire" :
• en France, avant, mais surtout après l’adhésion des 10 nouveaux membres à l’UE, les 35 heures de travail hebdomadaire sont devenues une cible, bien que l'application de la loi ait créé 50.000 nouveaux emplois permanents (Time 2.8.2004),
• Siemens n'a pas eu de mal à persuader ses salariés de travailler 40 h. par semaine au lieu de 35, sans supplément de salaire, contre la promesse que l’entreprise ne déménagera pas en Hongrie jusqu’en 2008 (Time 2.8.2004).
• En Allemagne, le syndicat IG Metall a accepté de renoncer jusqu'en 2006 à toute augmentation des salaires contre le maintien de l'emploi jusqu’en 2012. En plus, il a accepté le travail hebdomadaire de 40 heures au lieu de 35. Et malgré une baisse constante de la durée du travail en Europe au cours des trois dernières décennies, 10 millions d’Allemands travaillent déjà plus de 40 h par semaine. Pour les salariés de VW, l'IG Metall demande une augmentation de salaire de 4% et une garantie pour les 103.000 emplois. Mais VW exige de «geler» les salaires pour deux ans (Time 2.8.2004).
• Au mois d’août 2004, 820 salariés de Bosch ont accepté de renoncer à la semaine de 35h contre la promesse que l'entreprise ne déménagera pas, du moins dans un proche avenir, vers l’Europe de l’Est, etc.
Il va sans dire que les promesses des entreprises de rester sur place sont précaires et visent simplement à exploiter à fond les avantages dans leurs pays d’origine avant de le quitter pour les pays émergents. Dans ces conditions, l'ajournement de la délocalisation signifie à terme la condamnation à mort pour les salariés.
c) Les raisons des délocalisations
Les entreprises qui délocalisent ou qui annoncent leur intention de s'en aller, justifient leur décision par la nécessité d’augmenter leur «compétitivité». Même la Commission Européenne utilise ce terme obscur sans jamais préciser son contenu, et encourage les pays membres de devenir plus compétitifs. Ainsi, elle a par exemple programmé à Lisbonne en 2000 "de faire de l'économie européenne la plus compétitive du monde" (The Economist 15. 5. 2004).
Les moyens pour y parvenir sont, hélas, limpides.
De nos jours, « …compétitivité est synonyme de réduction du coût du travail, d'accélération des privatisations, de hausses de la Bourse, de licenciements massifs, de fusions entre grandes sociétés, de libéralisation des marchés, de démantèlement de l’Etat-providence ... » (Negreponti-Delivanis 2002 : 215).
Et en fait, c’est exactement cela! Les entreprises, pour pouvoir faire face à la concurrence internationale tout en maximisant leurs profits, essayent de réduire leurs effectifs ainsi que les salaires à un minimum. Les transnationales annoncent d'ores et déjà sans complexes qu'au cours des six prochaines années, elles seront obligées de réduire le coût du travail de 20 à 30% pour devenir ou rester compétitives.
On ne peut donc s'empêcher de poser la question suivante : «pour qui cette compétitivité» ? Car dans les pays développés, environ 90% de la population active sont des salariés qui - à cause de cette course à la compétitivité - voient diminuer leurs salaires et augmenter le chômage.
B. Les réactions
La délocalisation des entreprises a provoqué des réactions diverses mais incohérentes, révélant l'inquiétude des dirigeants de la «vieille» Europe et de l’UE.
Regardons tout d’abord les réactions de l'Union européenne, qui diffèrent sensiblement de celles des gouvernements nationaux. En effet, nous verrons que l’UE propose de prendre, au sein de l'Europe des 15, des mesures en faveur des entreprises , ce qui prolonge la situation anormale présentée plus haut, alors que les gouvernements nationaux se dressent contre les nouveaux membres. Ils menacent de ne plus leur accorder des fonds de restructuration, s'ils continuent à faire valoir leurs avantages comparatifs pour accélérer le processus de convergence. Et plus précisément:
• au début du mois de septembre 2004, la Commission Européenne - sous la pression des employeurs, mais aussi de 5 des 8 nouveaux membres de l’Europe de l’Est - a demandé à l’ECOFIN d'accepter la suppression des réglementations et lois fixant la durée maximale du travail hebdomadaire. Si cette demande est acceptée, il n’y aura plus de plafonnement: les employeurs pourront imposer aux travailleurs autant d’heures de travail qu’ils veulent et quand ils veulent. Malgré un jugement contraire de la Cour Européenne de Justice (Intenational Herald Tribune 23.9.2004), l'Union européenne envisage de ne plus inclure le temps des visites médicales dans le temps de travail. La Commission, qui abolit ainsi d’un seul coup les droits des travailleurs acquis par des décennies de lutte, justifie sa démarche en invoquant la nécessité de faciliter le processus de convergence des économies de l’Est. Mais la voie choisie est dangereuse, car on dresse la «vieille» Europe contre la «nouvelle», et la solution est précaire, peu efficace et discutable de plusieurs points de vue.
Ainsi, la Commission reconnaît la situation précaire des travailleurs sans pour autant proposer des solutions satisfaisantes. Et en même temps les hommes politiques allemands paraissent outragés par le comportement des employeurs.
• Les gouvernements de l'Europe des 15 ont des exigences très peu raisonnables vis-à-vis des nouveaux membres. Entre autres, M. Schröder a accusé de manque de patriotisme les entrepreneurs qui décident de délocaliser (Business Week 19.4.2004), mais il oublie que l'erreur fatale de la mondialisation a été de supprimer les frontières et d’affaiblir les gouvernements.
• Au-delà des accusations, l’Allemagne et la France, les deux économies puissantes de l'Europe:
s'évertuent d'expliquer que la délocalisation des entreprises ne peut se faire au détriment de la «vieille» Europe. Ils proposent, entre autres, aux nouveaux membres d'augmenter les impôts sur les sociétés, ce qui signifie évidemment pour eux de renoncer à un de leurs rares avantages comparatifs;
profèrent des menaces: le Ministre français des Finances a déclaré (International Herald Tribune 10.9.2004) que si la «nouvelle» Europe n'accepte pas l'augmentation des impôts , on supprimera les aides régionales qui s'élèvent à des milliards d’euros. Et à M. Schröder d'ajouter : on ne continuera pas de subventionner la perte d'emplois (International Herald Tribune 10.9.2004).
Et les populations de l'ancienne Europe se demandent: "pourquoi veulent-ils nous faire du mal, alors que nous faisons tant de sacrifices pour eux"?
C. Et l’absurdité
On pourrait penser que le problème des délocalisations n’est qu’une affaire de chantage ignoble de la part des employés, mais ce serait faux. En effet, on admet généralement - et surtout en période de libéralisme extrême comme à l'heure actuelle - que les entreprises n'ont pas seulement le droit, mais aussi l’obligation d’essayer de minimiser leurs coûts et de maximiser leurs profits. Le choix du lieu d'implantation de l'entreprise joue un rôle majeur dans la réalisation de ces deux objectifs. De toute évidence, les arguments de la Commission et des gouvernements de la «vieille»Europe face au phénomène des délocalisations s'opposent, ne sont guère raisonnables et conduisent à une impasse. Il paraît, en effet, que la mondialisation est en train d’atteindre ses limites, car des questions cruciales ne trouvent plus de réponses et les contradictions se multiplient et exaspèrent. Examinons certaines d’entre elles :
• La perspective de la convergence des économies de l’Est a sans aucun doute été l'argument décisif pour leur admission à l’UE. Mais il s’est très vite avéré qu'elle va à l'encontre des intérêts de la «vieille» Europe. Alors que faire? Y a-t-il des solutions ?
• La délocalisation des entreprises, encouragée par la mondialisation et la disparition des frontières, est-elle un moyen rapide de convergence des pays émergents ou entraîne-t-elle un mouvement de baisse généralisée des salaires?
• Est-il acceptable que dans les pays développés les salariés toucheront à l'avenir des salaires de plus en plus bas, voire aussi bas que dans les économies les plus pauvres ?
• Qui profite des délocalisations ? Certainement pas les peuples de l’Europe, mais sûrement les transnationales.
• Le désastre provoqué par les délocalisations renforce l’argument que la compétition doit se faire entre partenaires égaux, sinon elle risque de conduire à des situations imprévues et absurdes. En effet, c’est déjà le cas pour la «vieille» Europe qui est d'ores et déjà considérée comme moins compétitive que la «nouvelle» à cause de ses salaires plus élevés, salaires qui sont pourtant la conséquence de son niveau de développement supérieur. Pour augmenter sa «compétitivité», la «vieille» Europe n’a pas, semble-t-il, d’autres solutions que d'aligner le niveau de ses salaires sur celui des pays les moins développés de l'Union. (Business Week 19.4.2004).
• L’Allemagne et la France, les deux économies les plus puissantes de l'Europe, appliquent des taux relativement élevés pour l'impôt sur les sociétés et exigent des pays de l'Europe de l’Est de s'aligner. Mais s'ils le font, les investisseurs iront en Asie. Qui sera alors gagnant et qui perdant ? C’est absurde, mais réel : la «vieille» Europe s'efforce d'aider les nouveaux membres à converger, tout en essayant de les rendre moins attractifs aux investisseurs.
III. Quelles issues?
Ainsi, le problème de la délocalisation des entreprises - problème créé par la mondialisation - semble insoluble. On le considère, en effet, comme le dernier d’une série interminable de faits liés à la mondialisation qui, depuis 1973, a conduit à une baisse des salaires d’environ 1/5 ( Business Week, 7. 6. 2004). Et maintenant, elle contribue à accélérer le processus de désindustrialisation de l’Europe. L’ampleur de ce phénomène est telle qu’elle est en train de menacer non seulement la cohésion au sein de l’UE, mais aussi la survie de la mondialisation dans sa forme actuelle.
Bien qu'il soit difficile de faire des prévisions, il y a peut-être deux voies qui permettront de résoudre ce problème et qui paraissent plus complémentaires qu’opposées, vu que toutes les deux semblent aptes à rétablir le rôle traditionnel de l’Etat dans l’économie et dans la société.
A. Vers une mondialisation plus humaine ?
C'est possible, mais les évolutions ne sont pas claires et ne vont pas toujours dans le même sens. A titre d’exemple, je vais essayer d'examiner quelques-unes d'entre elles :
a) Contre le libéralisme effréné
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les doutes de plus en plus forts et de plus en plus évidents sur les conséquences du libre échange effréné. Ils se présentent sous de multiples facettes (Monde Diplomatique, sept. 2004) :
• Influencée par les anti-mondialistes, la Banque Mondiale a œuvré pour rétablir le rôle de l’Etat et pour renforcer la notion de développement durable. La lutte contre la pauvreté a été déclarée « objectif N°1 ». Et la taxe Tobin est à nouveau à l'ordre du jour.
• Le Forum Social de Porto Allègre (2000) - qui s'est tenu au même moment que le World Economic Forum de Davos - est devenu la vitrine des anti-mondialistes. Entre le 1er Forum (Porto Allègre) et celui de Bombay 10 ans après, le nombre des participants a décuplé (de 15.000 à 120.000). Leurs réflexions semblent se concentrer sur le libéralisme et le rôle de l’Etat, sur les services publics, sur le besoin de préserver les valeurs fondamentales ainsi que sur la volonté de créer une mondialisation plus juste.
• La CNUCED constate que l’ouverture au commerce international n’a pas contribué à réduire la pauvreté. On accepte de plus en plus l’idée qu’il faut évaluer les résultats de la libéralisation des échanges qui ne peut être prioritaire, puisque plus de 2 milliards de personnes vivent avec moins de 2 dollars par jour.
• Enfin, Paul Samuelson, Prix Nobel d'Economie, a récemment publié un article dans le Journal "Perspectives Economiques", dans lequel il ose mettre en doute le libre-échange, démontrant qu’il n'est pas toujours avantageux pour les deux parties (repris par Kuttner 2004). Ayant analysé les délocalisations d'entreprises des Etats-Unis vers l’Inde, Samuelson affirme qu'elles risquent de faire baisser sensiblement les salaires moyens américains et de réduire ainsi le rythme de croissance de l’Amérique.
Les délocalisations sont une évolution inattendue et peut-être aussi un indice que le libéralisme extrême a atteint ses limites et qu'on devra dorénavant essayer de le cantonner.
b) En faveur d’une harmonisation des impôts au sein de l’UE?
En ce moment, les deux économies puissantes de l’UE, France et Allemagne, se battent pour que tous les membres de l’Union appliquent le même taux d'imposition sur les sociétés. Cette "harmonisation" tendrait vers une augmentation des impôts, c'est-à-dire vers un mouvement diamétralement opposé à l'évolution des salaires. La France et l’Allemagne espèrent ainsi pouvoir garder leurs entreprises sur place. Mais rappelons, comme nous l'avons dit plus haut, qu'il s’agit là d'approches nationales qui ne semblent pas être partagées par les responsables de l’UE, favorables à des taux faibles comme d'ailleurs les U.S.A. et l’Angleterre. Pourtant, il est évident qu'il s'agit d'une controverse fictive, car les tentatives d’harmonisation n'ont pas pu aboutir jusqu'ici, en particulier parce que la discussion n'a jamais pu s'engager sur une baisse générale des taux (The Economist, 24.7.2004). En effet, alors que les gouvernements de la «vieille» Europe ont des difficultés évidentes à baisser les impôts - ce qui irait, entre autres, de pair avec une nouvelle baisse des prestations de l’Etat-providence - leur tâche serait plus facile dans le cadre d'une harmonisation des taux.
Malgré la grande incertitude qui règne quand on essaie d'appréhender le problème des délocalisations et ses conséquences, on peut se demander quels seraient les meilleurs choix pour assurer une croissance satisfaisante dans les économies européennes développées et en même temps une convergence rapide des pays européens émergents.
En ce qui concerne les pays développés, il est évident qu’en dépit de toute concession de leur part et surtout de la part des salariés, les entrepreneurs demanderont toujours plus et finiront par délocaliser. C’est ainsi que tout apaisement sera temporaire, alors que des solutions plus durables nécessitent des mesures et des stratégies différentes comme par exemple des mesures qui peuvent améliorer la compétitivité des économies développées pour redevenir attractives aux yeux des investisseurs et aptes à protéger la «vieille» contre la «nouvelle» Europe. En effet, les différences de salaires entre les deux sont énormes et risquent de durer encore longtemps ; et, toutes choses égales par ailleurs, les délocalisations vont continuer. En se tournant maintenant vers les pays émergents de l’Europe, la question est de savoir si, grâce aux délocalisations, ils peuvent espérer converger. La réponse sera forcément mitigée. Il se peut que la délocalisation des entreprises accélère leur croissance et les aide à croître plus rapidement que le reste de l'Europe, mais seulement à condition d’être importante et durable, de ne pas créer de «doubles secteurs imperméables», de concerner des secteurs pilotes et de ne pas être interrompue par la mise en place de mesures protectionnistes de la part des économies développées etc.
Evidemment, rien n’est certain dans le domaine des évolutions et des prévisions, d’autant que le phénomène de la délocalisation a surpris et qu'il recèle de multiples intérêts contradictoires, ce qui ne facilite pas le choix d’une stratégie cohérente.
B. Vers le retour du protectionnisme?
Oui, il sonnera peut-être le glas de la mondialisation, et vu tout ce qui se passe déjà, cette évolution paraît plus que probable. En effet, et à titre d’exemple, retenons les informations suivantes qui nous viennent directement de la France (Clark 2004):
En préparant le budget pour 2005, le Ministre des Finances N. Sarkozy a dénoncé l’ennemi N° 1 du pays : le nombre croissant d’emplois qui partent pour l’étranger. Alors, il propose deux mesures pour y faire face :
1) 1 à 1,22 milliards de dollars d’exonération d’impôts pour tout entrepreneur qui décide de rester en France malgré son intention de délocaliser et/ou pour tout entrepreneur qui crée une entreprise dans une des 20 régions françaises les plus défavorisées économiquement.
2) Pour essayer de faire face à la concurrence que subit la France de la part des 10 nouveaux membres de l’UE, N. Sarkozy a déclaré que les pays qui pratiquent un impôt sur les sociétés inférieur à 31% n’auront plus droit à l’aide européenne au développement (voir tableau 2).
Il s’agit sans aucun doute de vraies mesures protectionnistes contre «l'Europe pauvre», qui amenuisent ses espoirs de convergence, mais qui mettent aussi sérieusement en doute la survie de la mondialisation.
Conclusion
La délocalisation des entreprises, un détail non prévu dans la décision du dernier élargissement de l'Europe, a mis tout sens dessus-dessous. Les nouveaux membres de l’UE ont été admis, mais ne sont pas vraiment acceptés. Si la «vieille» Europe avait mieux appréhendé les risques des délocalisations, elle n’aurait probablement jamais accepté l’élargissement.
Ainsi, nous sommes actuellement en présence de deux Europe qui sont en conflit. Les nouveaux membres de l'Union se tournent de plus en plus vers les Etats-Unis pour y trouver de l'aide. La cohésion européenne est ébranlée et l’avenir de l’UE plus incertain que jamais.
L'unique remède est le retour aux bonnes vieilles recettes : l'intervention de l'Etat et des mesures protectionnistes. On y est déjà. Et c'est la fin de la mondialisation du passé.
Pourtant, si elle adoptait une philosophie différente, plus européenne et moins nationaliste, la «vieille» Europe serait probablement convaincue voire même enchantée, que le phénomène de la délocalisation vers l’Asie ou vers les pays émergents de l’Europe n’est que la confirmation des thèses néo-classiques fonctionnant dans un environnement mondialisé. L’impasse actuelle vient du fait que les économies puissantes n'acceptent pas les conséquences de leurs choix et de leurs décisions, dès lors qu'elles profitent davantage aux autres qu'à elles-mêmes - même si les autres sont l’autre moitié de l’Europe.
MONDIALISATION, ELARGISSEMENT ET DELOCALISATION DES ENTREPRISES Maria Negreponti-Delivanis 5/2005 Croatie
Reviewed by Μαρία Νεγρεπόντη - Δελιβάνη
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Ιανουαρίου 24, 2022
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